On vit une époque formidable. Lorsque Donald Trump annonce imposer à la Suisse des droits de douane de 39 % basés sur une appréciation aussi stupide que simpliste de la balance commerciale, voilà que le Conseil fédéral, pris de panique, vole fissa à Washington pour tenter de convaincre (à défaut d’expliquer, approche décidément trop téméraire) le tout-puissant orange d’être clément avec nos industries. Et tant pis si ce type aux pieds duquel on se vautre est le même qui abat méthodiquement toute forme de contre-pouvoir aux États-Unis, organise le ratissage et la déportation, sans procès évidemment, de milliers de travailleurs-euses immigré-e-s, envoie l’armée réprimer les manifestations de protestation, œuvre à abolir le droit à l’avortement, dézingue l’instruction publique et les universités, coupe les financements des organisations internationales et donc de programmes dont dépendent de nombreuses populations pour survivre, supprime toutes mesures de protection de l’environnement et du climat, censure livres et musées, déroule le tapis rouge à Vladimir Poutine, et soutient activement le génocide en cours à Gaza. Non, avec un pareil palmarès (et la liste n’est pas terminée), c’est tout le contraire qu’il faudrait faire : prendre des mesures de condamnation politique et de sanctions économiques, droits de douane ou pas.
Seulement voilà, il semblerait que la realpolitik prenne le dessus, car il serait dangereux de froisser encore plus l’Oncle Sam dont dépend la sécurité militaire de l’Europe (avec ou sans F-35) face à l’autre tout-puissant, Vlad pour les intimes. Et si possible de permettre à nos entreprises exportatrices de continuer à commercer comme si de rien n’était, business as usual.
« On fait comme d’hab’ », c’est aussi le mot d’ordre du patronat et de la droite : les voilà qui répètent de plus belle qu’il faudrait baisser l’imposition des entreprises, qu’il faudrait geler, voire carrément baisser les salaires (« réduire les coûts de production », dans le jargon économique), allonger la durée du travail, relever l’âge de la retraite, se défaire de toutes ces règles et réglementations sociales ou environnementales qui nous empêchent de faire comme… Donald et ses copains. Ah, et puis si l’on pouvait aussi démolir les services publics comme l’a fait l’ex-copain milliardaire de Donald en quelques mois (souvenez-vous, celui qui aime tendre le bras et qui apporte son soutien à tous les néonazi-e-s de la planète), pourquoi pas ?
Et si Trump a procédé à un calcul douteux pour décréter sa politique douanière, pourquoi notre droite à nous devrait-elle faire preuve de plus d’intelligence mathématique ? Il suffit de trouver une astuce, un truc simple qui ne tient pas la route mais facile à calculer : limiter les dépenses publiques à la croissance de la population ! Facile, « yaka, fokon » ! Et lorsqu’on lui demande pourquoi elle ne sabre pas déjà de cette manière dans les budgets de l’État, vu qu’elle détient la majorité au Grand Conseil et au Conseil d’État, la voici qui commence à bégayer, à renvoyer la balle à ses propres magistrat-e-s qui ne font pas le job (ceux-celles-là-même avec qui elle avait fait campagne), ou encore à admettre, du bout des lèvres, que l’exercice serait compliqué car opposerait des politiques publiques à d’autres…
Mais tant pis, à défaut d’arguments, notre droite peut compter sur la Fédération des entreprises romandes pour voler à son secours. A grand renfort d’étude qui enfonce des portes ouvertes, la voici qui décrète que les emplois publics seraient trop nombreux-ses à Genève, qu’ils exerceraient une concurrence intolérable à l’économie privée, qu’il faudrait privatiser tout cela et ne laisser à l’État que son rôle « régalien », c’est-à-dire la police et la justice, et, à défaut de pouvoir frapper la monnaie, le prélèvement de l’impôt (mais pas trop, hein), pour financer lesdites police et justice.
En deux mots : l’État-trognon, libéré de tout rôle de redistribution, de protection sociale, de santé publique, d’instruction publique (laissons cela aux écoles privées ou aux églises), d’aménagement du territoire, d’énergie, de transports, de protection de l’environnement. Un « État régalien » qui laisserait prospérer les riches et crever les pauvres, jusqu’à ce que ceux-celles-ci se mettent à leur tour à tendre le bras pour imiter l’autre milliardaire et à descendre dans la rue tabasser des plus pauvres qu’eux-elles, mais à la peau plus foncée pour qu’on les reconnaisse.
Pour ensuite verser des larmes de crocodile sur le retour du péril brun ? Brillant calcul.
Davide De Filippo