Retrouvez ci-après les textes et publications du SIT à ce sujet.
Libre circulation et lutte syndicale
Le SIT salue l’entrée en vigueur de la libre circulation des personnes entre la Suisse et l’Union européenne, qui repositionne enfin la Suisse - et particulièrement Genève - au sein de leurs régions naturelles. Elle permettra la constitution d’une véritable région franco-genevoise, avec toutes les conséquences pour l’établissement de politiques concertées et de conditions-cadre sur l’emploi, le marché du travail et sur l’aménagement du territoire (infrastructures, logements, transports). Elle donnera aux résident-e-s genevois-e-s une meilleure mobilité choisie pour leur travail et leur logement et constitue un facteur d’égalité entre Suisses et étrangers, puisqu’un frontalier français devient sur le marché de l’emploi l’égal d’un "frontalier" vaudois, un immigré du Portugal l’égal d’un "immigré" du Valais.
Contrairement à ce que prétendent des alarmistes faisant le jeu du populisme et de la xénophobie, la libre circulation ne signifie pas pour Genève une invasion de frontaliers et d’européens, puisque globalement la population étrangère n’a pas augmenté.
Si les instruments pour combattre une sous-enchère salariale et sociale sont encore insuffisants, il faut constater que la sous-enchère et la concurrence salariales ainsi que les pressions sur les salaires existent depuis que le salariat existe, et qu’elle ont toujours été de mise dans le système d’exploitation capitaliste. La lutte syndicale sur le terrain a toujours été constante et essentielle pour la protection des travailleuses et des travailleurs, et elle doit se poursuivre dans cette nouvelle étape et dans la prochaine, conséquence de l’élargissement de l’Union européenne.
Il est certes essentiel que les pressions syndicales fassent concéder à l’Etat et au patronat des moyens légaux de protection, passant notamment par l’extension quasi-automatique des conventions collectives de travail ainsi que par une harmonisation avec le droit européen du travail et des assurances sociale (qui sont bien meilleurs que le droit suisse) qui sera facilitée.
Mais il est surtout de la responsabilité des syndicats - et le SIT sera en première ligne dans ce combat - de susciter et soutenir la lutte solidaire et sans discrimination entre toutes les travailleuses et tous les travailleurs, à partir des lieux de travail, pour le maintien et l’amélioration de leurs conditions de travail et de revenu et de se protéger contre le seul responsable de la sous-enchère salariale et sociale, qui est le patronat.
****************************************************************** Libre circulation : positive, mais révélatrice des abus patronaux
Le début de mai 2011 a ramené la question de la libre circulation des personnes sur le devant de la scène politique.
D’abord parce que, dès cette date, la libre circulation des travailleurs et travailleuses s’étend à huit nouveaux pays de l’Union européenne : les trois pays baltes, la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie la Hongrie, et la Slovénie. Pour la Roumanie et la Bulgarie, les contingents sont maintenus jusqu’en 2016. Ensuite, parce que le rapport annuel du seco sur les mesures d’accompagnement à la libre circulation, introduites pour contrer le risque de sous-enchère salariale, témoigne de la pression sur les salaires et d’un nombre relativement élevé d’abus constatés sur le marché du travail. Parmi les réactions, le patronat lénifie ("tout ne va pas si mal"), et l’UDC sort son prêt-à-porter anti-étrangers en annonçant une initiative pour lutter contre l’immigration. Enfin, parce qu’à Genève, le gouvernement intervient dans le débat sur le chômage en prônant une préférence cantonale à l’emploi, reprenant ainsi les thèses du MCG concernant le lien entre chômage et libre-circulation, en particulier avec la question des frontaliers.
Comment le syndicat analyse-t-il la situation ? Pour le SIT, les choses sont très claires : ce n’est pas la libre-circulation qui est en cause, ni les mesures d’accompagnement, mais bien les logiques patronales continuant à mettre les travailleurs-euses sous pression. Le rapport du seco révèle surtout la « liberté du marché » du travail, bien trop peu contrôlé, et la quasi impunité dont jouissent les entreprises. Reprenons donc les choses dans l’ordre : libre-circulation, sous-enchère salariale et chômage.
La libre circulation règle le statut des travailleurs-euses migrant-e-s. A cet égard, la position du SIT a toujours été de lutter pour que tou-te-s les travailleurs-euses aient les mêmes droits : même statut, mêmes salaires, mêmes conditions de travail. C’est la condition pour lutter en commun, et être plus fort-e-s syndicalement. C’est le moyen de tenter de supprimer les pires formes d’exploitation, qui se nourrissent de la précarité des statuts. La libre circulation a ainsi permis l’abolition du honteux (pour la Suisse) statut de saisonniers, exclus du pays 3 mois par an, interdits de regroupement familial et donc coupés de leurs familles pendant 9 mois, sans parler des conditions de logement et d’accueil. Elle a sorti de la clandestinité des milliers de travailleurs européens, leur offrant ainsi le simple droit d’exister officiellement ! Elle a permis le regroupement familial, améliorant ainsi les conditions de vie des migrant-e-s, mais aussi leurs rapports de travail, en permettant de pouvoir désormais quitter un emploi dont les conditions étaient incorrectes sans perdre leur permis, alors qu’auparavant, la dépendance absolue à un employeur obligeait à accepter n’importe quelle condition. Elle a donc amélioré considérablement le statut de milliers de travailleurs-euses, alors qu’à l’inverse, là où elle n’a pas été introduite, c’est-à-dire dans les secteurs à forte embauche de main d’œuvre extra-européenne pas ou peu qualifiée, l’exploitation et les discriminations persistent. D’où la lutte incessante du SIT pour la régularisation collective des sans-papiers.
De ce point de vue, la libre-circulation a donc clairement diminué les discriminations, ce qui, dans un pays qui a toujours joué avec la main d’œuvre étrangère pour répondre aux fluctuations économiques, est un véritable progrès. C’est cette raison qui nous l’a fait soutenir, et non pas celle de la droite, qui y voit simplement un moyen de recruter la main d’œuvre dont l’économie avait besoin.
La question de la sous-enchère renvoie à celle de savoir si le marché du travail suisse est fortement ou faiblement protégé. Or les contrôles effectués dans le cadre des mesures d’accompagnements révèlent bien des abus patronaux. Certains ont feint (ou pas ?) la surprise : horreur ! Il y a une pression sur les conditions de travail ? Soyons sérieux. D’abord, ce sont précisément les mesures d’accompagnement qui permettent de rendre publics et de mettre en évidence ces pressions et ces abus. Les contrôles mis en place identifient des cas de non-respect des conditions de travail ou de salaire, y compris dans les secteurs couverts par des CCT. Auparavant, le contrôle du marché du travail permettait de réguler les contrats à l’entrée, mais pas d’observer ensuite les abus possibles.
Mais, surtout, ces cas ne datent pas de la libre circulation. Les syndicats ne cessent de les dénoncer, tous les jours devant les prud’hommes, chaque jour, en cherchant à pousser les patrons à conclure et respecter des CCT, ou en instaurant des salaires minimums. Car elles sont là, les protections contre la sous-enchère, quelle que soit la nationalité de la personne qui brigue un emploi et un salaire : des salaires minimums obligatoires, des CCT de force obligatoire (étendues à l’ensemble d’un secteur), et des instances de contrôle capables de les faire respecter.
Or c’est là que le bât blesse : à regarder le paysage suisse du travail, on se retrouve bien loin du compte. D’abord, aucun salaire minimum légal n’existe en Suisse. On est donc renvoyé aux CCT. Or les CCT avec salaires minimums ne couvrent que 40% des salarié-e-s du privé. Qui plus est, des conventions importantes sont mises en danger par le patronat, comme, au niveau national, celle de la construction (vide conventionnel en 2007, menaces en 2011), ou au niveau genevois, celle d’un secteur aussi important que celui de la vente (voir page 4). Les mesures d’accompagnement ont certes permis d’édicter quelques rares salaires minimums à travers des contrats types : à Genève pour l’économie domestique et l’esthétique (des secteurs fortement féminins et précaires), tous deux à l’initiative du SIT ; au Tessin, les call centers ; en Valais, le nettoyage industriel ; au niveau national, l’économie domestique encore. Mais des secteurs entiers restent toujours sans aucun cadre salarial de référence. C’est dire l’importance des initiatives cantonales et nationales pour des salaires minimums légaux, qui seront l’un des dispositifs futurs importants dans la lutte contre la sous-enchère. Le 15 mai dans le canton de Vaud, l’initiative a échoué de justesse, et la campagne genevoise sera certainement mouvementée. L’initiative de l’USS, elle, n’est pas loin d’avoir réuni les 100’000 signatures bien avant la fin du délai légal. Les patrons gardent la possibilité de licencier sans motif pour remplacer des travailleurs trop chers ; gardent la possibilité de faire des contrats à négocier par chacun, donc en mettant les travailleurs en concurrence les un-e-s avec les autres.
Et même lorsqu’il y a une convention, les contrôles sont largement insuffisants – par exemple dans un grand secteur comme l’hôtellerie-restauration, où la commission paritaire nationale est totalement déliquescente, ou la CCT des échafaudeurs, sans aucun contrôle à Genève pendant deux ans –, et une quasi impunité règne : les amendes ne sont absolument pas dissuasives, et trop rares sont les commissions de contrôle qui en infligent. Quant à l’État, il ne compte à Genève que 16 inspecteurs-trices, en tout et pour tout, pour contrôler 45’000 entreprises et 300’000 salarié-e-s (alors que la Fondation des parkings, par exemple, compte 150 agents pour 50’000 places de parc !). D’où nos exigences : renforcer le contrôle du marché du travail, en augmentant le nombre d’inspecteurs, en multipliant les formes d’inspection, en durcissant ces contrôles, les amendes, leur perception réelle, en introduisant des amendes étatiques en cas de non respect des CCT, des CTT et des usages professionnels. Mieux déterminer les seuils à partir desquels on peut parler de sous-enchère. Améliorer la reconnaissance des diplômes, dont les failles permettent à des patrons d’engager des personnes qualifiées à l’étranger au salaire des non-qualifiées. Introduire des CCT dans tous les secteurs, ou à défaut des salaires minimums. Réguler la sous-traitance (voir en page 8). Ou interdire les licenciements débouchant sur des réengagements à moindre coût.
Et là, comme par hasard, le patronat est moins enthousiaste. Il estime, en vrai Pinocchio, comme le seco, que « les contrôles sont suffisants ». C’est bien de ce point de vue que la Suisse, pays de la confiance dans les patrons, ces « pères de notre réussite, de notre opulence et de notre croissance », ceux « à qui l’ont doit tout », c’est bien de ce point de vue que la Suisse est véritablement attardée. Il est temps d’y remédier, car le vrai problème est, au contraire de la libre circulation, l’absence de volonté politique et patronale de mettre en place cette meilleure régulation du marché du travail en Suisse.
Enfin, autre mal dont, à Genève, on rend responsable la libre circulation : le chômage, en particulier avec la question des frontaliers. Là encore, l’analyse est fausse. Le chômage n’est pas créé par la libre-circulation, mais par la logique patronale de réduction de la main d’œuvre pour accroître les profits, de délocalisation, de rationalisation, et par la liberté que la Suisse laisse de licencier au moindre haussement de sourcil. La croissance crée de moins en moins d’emploi, pour de plus en plus de profit (voir SIT-info de mai). Pendant les deux années de crise, les licenciements ont d’ailleurs davantage touché, proportionnellement, les frontaliers que les travailleurs locaux, tant le réflexe de réguler le marché en jouant sur les étranger-ère-s reste fort. Par contre, il est vrai que la durée du chômage des travailleurs-euses locaux-ales s’allonge. D’abord à cause de la volonté patronale d’engager toujours de manière surqualifiée. Et ensuite parce que la logique actuelle de croissance vise un emploi hyperqualifié et tertiarisé, qui ne répond largement pas au profil de qualification d’une majorité de chômeurs-euses ou même des jeunes qui sortent de formation. Or Genève doit impérativement garder une mixité d’emplois : la petitesse de son territoire l’oblige à conserver des potentialités d’emploi pour tou-te-s, sous peine de les exclure du marché du travail local, voire du territoire, au vu du coût de la vie et du logement. Quant aux politiques de lutte contre le chômage, elles n’incluent pas non plus encore la possibilité de véritables reconversions ou de formations qualifiantes, pourtant indispensables dans un tel contexte.
On le voit, la libre-circulation agit comme révélateur des lacunes de protection du marché du travail, et des logiques patronales qui empêchent la mise en place des nécessaires protections contre les abus. Or face à une concurrence accrue, il faut imposer des règles valables pour tou-te-s et les faire respecter. Les outils pour combattre les abus existent, ils doivent être améliorés et mis en œuvre réellement. C’est le patronat et la droite économique, largement majoritaire, qui en portent la responsabilité. Ils doivent avancer rapidement dans cette direction.
Jean-Luc Ferrière
Extrait de SITinfo de juin 2011