Si nous pouvons parler dans ce dossier de « justice élémentaire », c’est que derrière la pénibilité des métiers, en trame de fond, se trouve la mortalité différentiée des classes socio-professionnelles. Bien documentée elle aussi, cette différence de longévités entre groupes sociaux présente des écarts substantiels entre les classes basses et les plus élevées, au profit – qui ne s’en serait pas douté – de ces dernières. Pour ne prendre qu’un exemple, à 35 ans, un ouvrier français peut espérer vivre encore 39 ans contre 46 ans pour un cadre supérieur (Isabelle Robert-Bobée et Christian Monteil, Quelles évolutions des différentiels sociaux de mortalité pour les femmes et les hommes ? INSEE, 2005). Ces sept années de différences ont évidemment un impact majeur sur les problématiques de retraite puisque le cadre bénéficie, en temps pour ne pas parler des montants, de près du double de retraite que l’ouvrier (16 ans contre 9 ans de retraite, à 65 ans). Pris dans son ensemble, ce phénomène de différentiels de mortalité produit dans la plupart des systèmes de retraite une solidarité à l’envers, avec des transferts massifs des plus pauvres vers les plus riches.
Mais plus encore que lutter contre cette injustice sociale, c’est l’idée en elle-même qu’il faut tenir compte de la carrière professionnelle dans la fixation de l’âge de départ possible à la retraite, et donc permettre à ceux qui ont des conditions de travail pénible de cotiser moins longtemps que les autres, qui rencontre un très fort soutien dans la population.
Et à ceux qui craindraient l’instauration de « régimes spéciaux » à la française, qui ont mauvaise presse faute d’avoir su s’adapter pour certains aux évolutions technologiques – on peut légitimement se demander si de la locomotive à charbon au TGV, on n’a pas changé la profession du cheminot – on demandera de ne pas verser dans le sarkozysme ambiant qui consiste, au motif de s’attaquer aux effets pervers d’un dispositif, d’en démanteler le cœur qui a pourtant fait ses preuves. En ce sens, et au plus près de nos préoccupations présentes, on rappellera qu’en France, au moins, il existe un régime spécial pour le personnel hospitalier… Par ailleurs, cette crainte n’est pas vraiment fondée dans le cadre des professions affiliées à nos caisses puisque si l’on considère les catégories principales concernées par la pénibilité à l’Etat de Genève (aides-soignantes, infirmières, nettoyeurs, etc.), à moins d’être à terme remplacées par des robots, et alors le problème disparaîtrait de lui-même, ou de fermer les hôpitaux à 18h00, on voit mal comment celles-là pourraient à l’avenir s’épargner ce qui fait la pénibilité de leur métier.
Et à ceux qui estimeraient que la pénibilité est déjà prise en compte dans le salaire, soit par le Système d’évaluation des fonctions SEF), qui attribue des point aux contraintes physique dans l’élaboration de la classe salariale, soit par l’octroi d’une indemnité horaire forfaitaire pour les heures de nuit et de week-end, on répondra :
sur le premier point : que la prise en compte des contraintes physiques permettent d’attribuer seulement une classe et demie de traitement supplémentaire à celui ou celle qui obtient le score le plus haut, sur une amplitude totale de la grille salariale de 29 classes (à titre de comparaison, les facteurs « formation » ou « responsabilité » permettent de différencier les fonctions d’au moins 6 ou 7 classes) ; et que l’attribution des points pour contraintes physiques, qui date de la fin des années 70, est tributaire des représentations de l’époque et sous-estime manifestement la pénibilité des métiers très majoritairement féminin, comme les aides-soignantes pour ne prendre qu’un exemple ;
sur le deuxième point : simplement que les indemnités en question, pour modestes qu’elles sont, ne sont pas soumises à la LPP et n’ont donc aucun impact sur les prestations futures de retraite ; ou si, mais indirectement, en créant un écart plus grand que pour les autres assurés entre le salaire effectif et la rente, cette dernière se calculant sur le salaire assuré qui ne comprend pas les indemnités et ne reflète donc qu’imparfaitement le niveau de vie acquis (dont c’est l’objectif de la LPP de le maintenir dans une mesure adéquate après la retraite) ;
On voit donc, encore une fois, qu’il n’y a pas de véritable obstacle à la prise en compte de la pénibilité, bien au contraire : une nécessité.
Julien Dubouchet Corthay
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